Xavier Chevalier, « être paysage »

La vie est semblable à une course automobile, avec sa ligne de départ et sa ligne d’arrivée, avec son parcours, ses chicanes, ses plats, ses montées, ses descentes, avec ses accélérations et ses décélérations. Avec ses moments d’euphorie et ses accidents aussi. Semblable, dans le sens de l’épreuve, du challenge, d’un défi à relever. Semblable encore en analogie à toute une organisation sociétale qui compte des règles d’usage, un comité, des commissaires, le couple pilote et copilote, etc., ainsi que tout un monde matériel fait de sabliers, de chronomètres, de signes et d’insignes, de tenues, etc.

La course automobile comme métaphore de la vie, Xavier Chevalier en a fait son cheval de bataille. Une raison d’être, de vivre. « LIVE FAST » est son manifeste. Vivre vite ou vite vivre : les deux traductions se rejoignent dans un même empressement existentiel qui anime l’artiste au plus profond de lui en quête d’une forme d’absolu qui l’a conduit à penser la course automobile non comme une performance mais comme un médium. Le moyen d’expression par lequel il allait pouvoir dire, en toute plénitude, son rapport au monde et au paysage, dans une façon singulière et décalée de land art, tout à la fois paradoxal et sublime, mêlant le mécanique et le naturel, la vitesse et le suspens, l’être et le disparaître.

L’art de Xavier Chevalier est requis par une réflexion sur le temps, sur la place de l’homme dans le monde, sur son rapport à l’autre et à la société, sur les traces qu’il est à même de produire et qui participent à la fondation de sa mémoire. Dans cette course effrénée qui est la nôtre – qui est la sienne quand il est sur scène avec son groupe de hard rock ou sur route au volant de son bolide -, Chevalier quête après ce quelque chose qui nous gouverne tous mais que nous ne savons pas nommer. Une sorte de graal.

La manière qu’il a de se servir de tout ce qui est en jeu dans l’élaboration et l’exécution de la course – qu’il s’agisse sur le moment de filmer le paysage, la route devant lui, voire lui-même et son double, d’en enregistrer toutes sortes de sonorités ou, après coup, de récupérer certains éléments pour réaliser toutes sortes de pièces, d’environnements et d’installations -, est à mettre au compte de cette posture artistique qu’a formulée en son temps Harald Szeemann par l’expression « Quand les attitudes deviennent forme ».

Au même titre que d’autres, Xavier Chevalier a fait profession de foi artistique en s’impliquant en personne dans le processus de création poussant les limites de celle-ci jusque dans une mise en jeu de son propre corps de sorte que tout ce qui s’en suit en porte la charge expérimentale et sensible. Sa relation au paysage en est l’expression la plus accomplie dans le soin qu’il met à s’y fondre, utilisant de tous les artefacts possibles comme le camouflage ou la pixellisation. Ce sont là des protocoles de travail qu’il décline volontiers pour ce que la question de la disparition le taraude, soucieux somme toute d’atteindre un état qu’on pourrait qualifier d’« être paysage », la course automobile l’assurant du moins d’y tendre.

Pour le troisième opus de son Opération Rallye, intitulé « Trompe-l’œil », le propos de Xavier Chevalier vise à mettre en exergue cette question essentielle à la compréhension de sa démarche qui repose sur l’idée de l’attente, consubstantielle à la pratique du pilote. Pour ce que celle-ci condense en un moment précis et décisif toutes sortes d’éléments qui font suite à la mise en place de la course et précèdent la course elle-même, l’attente pour le pilote- artiste qu’est Chevalier devient œuvre.

Son nouveau projet pour lequel l’artiste a notamment idée de réaliser un film exclusivement tourné vers le paysage traversé, caméras fixées sur les côtés de sa voiture, contribuera assurément à dire cette osmose entre l’homme, la machine et la nature. Difficile ici de ne pas penser à toute une kyrielle d’exemples du passé comme le célèbre tableau de William Turner, Pluie, Vapeur et Vitesse (1844), comme la passion automobile de Monet qui le conduisait sur les bords de la route pour assister aux courses de côte et cette fulgurance picturale qui est la sienne dans ses Grandes décorations des Nymphéas, comme les futuristes italiens soucieux d’exprimer le dynamisme tant d’un corps en déplacement que de la matière même, voire comme toutes ces œuvres qui tentent d’embrasser l’espace en un jeu sublime d’entrelacs, de trames et de grilles. A ce compte, « Trompe-l’œil » fera la part belle à la richesse de l’esthétique du camouflage dans la tradition non seulement de Guingot – qui en est l’inventeur pendant la Première guerre mondiale – mais aussi de certains aînés qui s’en sont servis à la réflexion du vu et du caché, du visible et de l’invisible tels Picasso, Braque ou Léger.

Que Xavier Chevalier envisage enfin de reproduire sur la carrosserie même de sa voiture l’image d’un tableau de son père, Jean-François Chevalier, sur lequel figurent des objets industriels peints en trompe-l’œil en dit long de la préoccupation de l’artiste à s’inscrire dans un continuum tout en développant une stratégie du mouvement qui tienne compte d’une histoire du temps transmis. Après sa précédente création – « Piloter une aquarelle » -, c’est en quête d’une forme de mimétisme fusionnel, en faisant corps avec sa voiture pour se confondre dans la course avec le paysage, que s’engage l’artiste. Non à corps perdu mais à la recherche de cet « être paysage », comme l’expression d’une impérieuse nécessité intérieure.

Philippe Piguet